Encore trop peu connue en France, la théorie du nudge ou “coup de coude” en anglais, a été développée par le prix Nobel d’économie 2017 Richard Thaler. Cette technique issue de l’économie comportementale se propose d’influencer nos comportements dans notre propre intérêt. Les pouvoirs publics s’y intéressent de près pour inciter en douceur un changement de comportement, par exemple en faveur de la santé, de la planète ou de la sécurité. Juliette Brun s’est spécialisée en sciences comportementales auprès de la Harvard Business School. Elle accompagne depuis 2019 les organisations privées et publiques dans l’application du nudge et des sciences comportementales à leurs enjeux. A l’occasion de la sortie de son ouvrage « L’art subtil du NUDGE » aux éditions diateno, Juliette nous explique ce qu’est le nudge et ses applications.
Le nudge est encore très méconnu du grand public. En quoi consiste-t-il ?
Le nudge est un coup de pouce à l’adoption de comportements vertueux. Au quotidien, plus de 200 biais cognitifs influencent nos décisions et nous conduisent à adopter des comportements irrationnels. Loin d’être aléatoires, ces irrationalités sont systématiques et se répètent dans le temps. Des mesures « coup de pouce », les nudges, aident à les anticiper. Par exemple, en restauration collective, mettre les fruits en évidence en les plaçant à hauteur des yeux encouragera un usager à les choisir à la place d’un dessert plus gourmand, comme un tiramisu ou une part de tarte…
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Si vous deviez résumer le nudge en un slogan, quel serait-il ?
« Un coup de pouce à faible coût et à fort impact. »
Auriez-vous un ou plusieurs exemples concrets de mise en application du nudge ?
Le cas des poubelles de Copenhague est un bel exemple d’application du nudge : des stickers en forme de marques de pas y orientent les passants vers la poubelle la plus proche. Une équipe de chercheurs a montré que ce petit coup de pouce permettait de réduire de 46 % la quantité de déchets jetés dans les rues.
Une autre application concrète concerne une denrée alimentaire qui nous apporte à la fois réconfort et motivation au quotidien : le café ! Peut-être l’aviez-vous déjà remarqué, mais il y a quelques années, quand vous commandiez une boisson chaude au distributeur, une quantité moyenne de sucre était ajoutée par défaut : il fallait alors régler le niveau de sucre en appuyant plusieurs fois sur un bouton pour pouvoir commander une boisson non sucrée. En 2018, plusieurs fabricants européens de distributeurs de café ont choisi de modifier cette option par défaut relative au niveau de sucre dans les boissons. Dans les distributeurs récents, par défaut, plus aucun sucre n’est ajouté : le consommateur doit réaliser une action supplémentaire au moment de la commande s’il souhaite un café sucré. C’est une mesure en apparence anodine mais elle constitue un véritable coup de pouce au service d’une alimentation plus saine !Â
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser au nudge ?
Comme beaucoup, j’ai découvert le nudge à travers le livre de Richard Thaler et Cass Sunstein. Cette approche m’a séduite car elle permet d’accélérer le changement là où les approches classiques – comme la sensibilisation et la communication – rencontrent des limites. Les incitations usuelles se heurtent souvent à un plafond de verre car elles s’adressent uniquement à notre côté rationnel. En faisant appel à notre système intuitif, le nudge permet de favoriser efficacement le passage de l’intention à l’action. Par ailleurs, il s’appuie sur les sciences comportementales, une discipline qui étudie les facteurs influençant nos décisions quotidiennes. J’apprécie cette logique scientifique.
Encourager les gens à adopter des comportements vertueux, est-ce vraiment la bonne méthode pour changer les mentalités sur le long terme ?
On ne perd rien à encourager l’adoption de comportement vertueux ! Les nudges peuvent aider à renforcer l’impact d’opérations de sensibilisation visant à changer les mentalités sur le long-terme. Mais il est vrai que certains nudges ont un effet dans la durée, d’autres non. C’est pourquoi il est important d’expérimenter ces mesures afin d’identifier les plus efficaces. Â
Pensez-vous que l’immobilisme est propre à l’individu et le changement à la collectivité ?
Non, je ne dirais pas cela. Un individu peut être leader d’opinion et moteur de changement, tandis que le conformisme peut venir renforcer l’inertie d’un collectif. Dans tous les cas, notre environnement social et la façon dont se comportent les autres autour de nous sont susceptibles d’influencer nos décisions quotidiennes, et ce parfois en bien, parfois en mal. Â
Quels sont les domaines d’application du nudge?
Ils sont très nombreux ! L’incitation douce est utilisée pour promouvoir le respect de l’environnement, la santé et la sécurité, la diversité et de l’inclusion, la collaboration ou encore l’innovation.Â
Nudge éthiques, kezako ?
Les nudges sont éthiques par définition, mais les leviers sur lesquels ils reposent peuvent être détournés. Le Dark Nudge désigne une pratique consistant à encourager des comportements qui ne rendent pas service à l’individu. On peut appliquer les sciences comportementales pour inciter des adolescents à consommer davantage de soda ou encore pousser un consommateur à acheter un produit dont il n’a pas besoin, mais ce n’est plus du nudge. Un nudge doit aider un individu à atteindre ses propres objectifs, sans lui nuire.Â
Existe-t-il des résultats positifs mesurés grâce au nudge ? Si oui, pourriez-vous nous en parler ?
De nombreuses études ont mis en évidence l’efficacité de cette approche. Parmi les exemples les plus connus, il y a celui de la sécurité routière. Au début des années 2000, la municipalité de Chicago s’est demandé comment recentrer l’attention des conducteurs sur la route en amont des virages afin de diminuer la fréquence des accidents. Une idée originale a émergé : peindre, sur le revêtement, une signalisation innovante jouant sur les réflexes du conducteur. Constituée d’une série de lignes blanches de plus en plus serrées au fur et à mesure que l’on s’approche du virage, cette signalisation donne au conducteur la sensation que sa vitesse augmente. Que fait-il alors ? Il freine d’instinct et recentre son attention sur la route. Ces lignes blanches qui incitent à freiner avant un virage dangereux ont eu un fort impact : sur les 6 mois ayant suivi leur installation, la municipalité a constaté une baisse de 36 % des accidents de la route.
La mise en place de mesures nudge est-elle onéreuse ?
Non, les nudges sont en général des mesures à faible coût. C’est ce qui fait leur charme !Â
Qu’est-ce que la méthode CODEX ?
C’est une approche en 4 étapes qui permet de concevoir des nudges. La première étape s’intéresse au Comportement, la seconde à ses Obstacles, la troisième correspond au Design des nudges et la dernière consiste en leur EXpérimentation. A chaque étape, des outils dédiés vous accompagnent pas à pas pour vous permettre d’imaginer des incitations douces.
Comment voyez-vous l’avenir du nudge?
Je souhaite vivement que sa pratique se généralise afin d’accélérer l’atteinte des grands objectifs de développement durable. Si une partie des réponses à ces enjeux est d’ordre technologique, une autre, significative, est quant à elle d’ordre comportemental. Nous aurions beaucoup à gagner à diffuser les connaissances issues du nudge et des sciences comportementales dans les programmes d’enseignement et au sein de nos organisations.Â
Le mot de la fin ?
Des petits détails, en apparence insignifiants, peuvent avoir un impact énorme sur le comportement des gens. Il faut partir du principe que tout compte. En prêtant attention à ces détails, nous pouvons tous, à notre échelle, aider à accélérer le changement ! Â