Pascale Senk est une spécialiste de la psychologie et du développement personnel. Ex-rédactrice en chef à Psychologies Magazine, elle est aujourd’hui responsable des sujets psychologie au Figaro. Elle est l’auteur, avec Frédérique de Gravelaine, de l’ouvrage Guérir de nos dépendances aux éditions Leduc.s. Nous n’avons pas résisté à l’idée de lui poser quelques questions.
Dans une société où la communication et la prévention n’ont jamais été aussi fortes, pourquoi les statistiques concernant les addictions sont-elles de plus en plus alarmantes ?
En effet, nous sommes assaillis de messages préventifs et anxiogènes. Mais, en même temps, la société dans laquelle nous vivons est fondée sur la consommation, voire l’hyperconsommation. Nous sommes sans cesse sollicités, hyperstimulés par les messages publicitaires, Internet est venu faire flamber toutes nos pulsions d’achat, de plaisirs rapides – comme la pornographie, les jeux… Nous voilà donc entraînés dans d’immenses contradictions. Entre les recommandations à prendre soin de soi et ces incitations quotidiennes à user de plaisirs plus intenses, beaucoup perdent le peu de libre-arbitre qu’il leur reste. De plus, les slogans du type « boire ou se droguer fait du mal » n’ont guère de crédibilité auprès de ceux qui expérimentent un véritable plaisir avec l’alcool ou la drogue. Enfin, plus les pressions et contraintes s’intensifient – accélération de tout, hyperconnexion, pressions de plus en plus lourdes au travail… –, plus le besoin de « décoller » s’impose. Il suffit de voir, dans certains quartiers de nos villes, comment les bars font le plein le soir, à la sortie des bureaux, pour le comprendre !
La nature de l’homme n’est-elle pas faite pour être dépendant ?
Bien sûr. Le petit humain, de tous les mammifères, vit d’ailleurs la plus longue période de dépendance aux adultes. Il lui faut être affectivement et psychiquement « attaché » pendant des années – aujourd’hui, on situe l’entrée dans l’âge adulte à … 25 ans ! – pour grandir et s’épanouir, ce que le psychiatre Boris Cyrulnik explique dans la préface de notre ouvrage. Nous avons besoin de liens pour nous réaliser comme de l’air pour respirer, de nourriture pour nous développer… Mais, lorsque le lien avec un produit ou un comportement devient pathologique, lorsqu’il entrave notre développement et notre autonomie au lieu de les favoriser, on peut parler de « dépendance abusive » et c’est celle-ci que notre livre explore.
Quelle est la différence entre la dépendance qui libère et celle qui emprisonne ? Comment bien les identifier ?
La première est un attachement sécurisant, qui constitue un socle à partir duquel l’individu va devenir lui-même, croître, développer ses potentiels… La seconde empêche de grandir et, même, détruit. Regardez dans le couple, par exemple. On peut être attaché-e et même passionné-e pour un-e partenaire avec qui l’on se sent s’épanouir, développer des facettes de soi inconnues jusque-là ; en revanche, dans d’autres relations, nous pouvons nous sentir devenir « l’ombre de nous-même », nous perdons notre force et notre liberté et acceptons d’être humilié-e ou maltraité-e. Avec l’alcool, mêmes mécanismes : certain-e-s peuvent vivre une délicieuse nuit d’ivresse et se satisfaire de cet « écart » pendant une longue période ; d’autres ont besoin de boire jusqu’à tomber par terre et se retrouvent peu à peu à consommer leur dose excessive quotidienne, même s’ils ou elles sentent que cela les abîme, physiquement autant que moralement.
La dépendance est-elle inscrite dans nos gènes ?
Les troubles addictifs font désormais partie de ces maladies complexes, comme la bipolarité, par exemple, qui ont plusieurs origines : génétique, culturelle, liées à l’histoire de l’individu, aux événements qui l’ont forgé comme au contexte dans lequel il vit. La piste génétique est donc importante, mais pas dominante. Avoir eu dans sa lignée des personnes alcooliques, boulimiques ou dépendantes au jeu inscrit d’ailleurs une vulnérabilité autant physique que psychologique.
Y a-t-il des personnes plus disposées aux addictions ? Si oui, lesquelles ?
Dans notre enquête, nous avons relevé des éléments communs chez beaucoup de dépendants interviewés. Par exemple, un lien fusionnel dans l’enfance avec une mère trop proche ou trop absente, avoir eu une famille dysfonctionnelle d’où est née une difficulté à communiquer, à reconnaître et accepter ses émotions ; un rapport difficile avec les choses du corps – sexualité, alimentation, effort… ; avoir vécu des traumatismes, des deuils, des abus sexuels. Le professeur Claude Olievenstein, pionnier dans la prise en charge des dépendants, l’avait bien formulé, lui qui voyait la toxicomanie comme « la rencontre d’un individu, d’un produit et d’un moment socio-culturel ». Chez chacun, cette vulnérabilité prend des chemins singuliers, constituant un « cocktail personnel » de causes. Mais, de manière générale, celui ou celle qui a pour réflexe de se rééquilibrer intérieurement, ou de s’apaiser ou de se dynamiser, en usant d’une béquille extérieure, qu’il s’agisse de cannabis ou de sucre, devrait rester vigilant-e.
Vous expliquez dans votre ouvrage que le cerveau humain est le premier producteur de drogue au monde. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
Allez nager une heure à la piscine ou courez quelques kilomètres et vous verrez comment le bien-être vous envahit. Cette sensation est provoquée par la libération d’endorphines naturelles, que nous produisons davantage dans certaines circonstances : grossesse, activité sportive ou sexuelle, relaxation profonde ou certains stress qui nous demandent de « compenser » et retrouver notre équilibre intérieur. Les endorphines sont en fait une trentaine de substances euphorisantes et anesthésiantes actuellement identifiées chez l’homme et l’animal.
Elles sont présentes dans le système nerveux – moelle épinière et différents sites du cerveau –, ainsi que dans les organes : système digestif, reins, poumons, organes sexuels. Elles ressemblent à l’opium, ou, plus exactement, les opiacés les imitent : les drogues ne sont en fait que des copies de nos substances internes, et leur efficacité dépend de leur fidélité aux modèles.
Il semble que, chez les dépendants, les besoins en ces « molécules signal » soient mal satisfaits, faute d’une production suffisante ou en raison de trop nombreuses sources de stress. Les drogues les remplacent : l’alcool en libère brutalement une grande quantité dans l’organisme, en dissolvant les membranes qui les contiennent ; la cocaïne et les amphétamines bloquent les récepteurs, qui restent anormalement activés ; la nicotine, le café et autres excitants ont aussi leurs sites d’action. Ces produits nous permettent de trafiquer notre système, jusqu’à vivre en circuit fermé, nous auto-administrant les états intérieurs désirés. Finalement, l’effet est toujours celui d’une « fabrication maison ». Heureusement pour les voies de guérison qui nous intéressent plus particulièrement dans notre enquête, les moyens d’activer « naturellement » notre production d’endorphines ne manquent pas et c’est en cela que notre cerveau est le plus intéressant des « dealers ». Certains s’adressent au corps, d’autres nourrissent l’esprit ; certains visent à relancer le stress (exercice physique, activité nouvelle…), d’autres à calmer (méditer, rire, contempler la nature…). Ils sont indispensables à la sérénité et à la joie. Celui qui a trouvé les moyens naturels de se rééquilibrer intérieurement n’a plus besoin de consommer de produits ou de répéter des comportements destructeurs pour y parvenir. Attention, cependant : comme les produits qui les copient, les endorphines sont génératrices d’accoutumance. Accro au stress qui les libère, nous pouvons ainsi abuser du sport, du travail, de conduites dangereuses…
En quoi développer notre capacité à reconnaître nos facteurs de vulnérabilité serait l’une des clés pour réduire nos addictions ?
Comprendre que les troubles addictifs ne viennent ni d’un défaut de la volonté, ni d’un vice est essentiel. Cela change le regard que la société porte sur les dépendants, et le regard que ceux-ci portent sur eux-mêmes. Se savoir dépendant-e, c’est – loin de la morale – se reconnaître un terrain fragile, et donc peu à peu devenir conscient-e des situations qui vont faire flamber l’envie de consommer, constituer des menaces et qu’il vaut mieux éviter. C’est aussi comprendre que lutter seul-e contre un produit ou un comportement qui vous fait perdre votre libre-arbitre est inefficace. Savoir demander de l’aide devient plus facile quand on comprend qu’on est juste malade et impuissant-e face à sa maladie.
Vous indiquez dans votre ouvrage que « le contraire de la dépendance n’est pas la sobriété mais la relation ». Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
Décrocher d’une dépendance pour simplement ne plus être accro ne peut guère suffire si la façon de vivre ne change pas. Car c’est d’une maladie du lien en général dont souffre le dépendant : soit il est trop « collé » et envahissant avec les autres, parce qu’il a peur de l’abandon, soit il les fuit et s’abîme dans l’isolement. Guérir d’une dépendance a donc souvent à voir avec l’instauration de nouveaux liens : des rencontres qui aident et inspirent, une psychothérapie où l’on apprend à s’exprimer face à l’autre, une plongée dans un groupe pour s’identifier à des parcours proches du sien… Autant de manières de déplacer le combat contre le produit – tellement usant – vers une création relationnelle qui donnera la force de changer.
Quelles sont, selon vous, les thérapies spécialisées les plus efficaces pour traiter certaines addictions ?
Nous avons été bluffées, lors de notre enquête, par les programmes de 12 étapes inspirées du modèle des Alcooliques Anonymes. Depuis leur création aux États-Unis, il y a plus de 70 ans, ces groupes d’entraide aux personnes souffrant d’une dépendance n’ont cessé de se multiplier dans le monde et d’inspirer les prises en charge médicales les plus modernes. De plus, ils se sont adaptés à la grande vague des addictions comportementales. Aujourd’hui, il existe des groupes pour joueurs pathologiques, addicts au sexe, aux jeux vidéo, à la sous-gagnance financière, etc.
Tous les grands hôpitaux ont créé des services spécialisés en addictologie. Nous recommandons de privilégier ces lieux, qui connaissent particulièrement les mécanismes insidieux de la dépendance. Mais ils ne suffisent pas. Comme nous l’expliquons, si la dépendance est une maladie, en guérir revient à adopter un autre style de vie. Dans cet esprit, la psychanalyse, la méditation ou l’art-thérapie s’avèrent d’une grande efficacité.
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